Dans la ruelle du Mâarif, le soleil se lève. Les immeubles de six étages ne sont pas éloignés l’un de l’autre car la largeur intérieure de la rue n’excède pas cinq mètres. D’une architecture qui avait dû être splendide en son temps, ils sont un peu défraîchis car ils ont été construits il y a près d’un siècle, à l’époque du protectorat français mais font toujours belle impression.
Beaucoup de ceux qui en ont les moyens préfèrent désormais habiter les tours du Technoparc qui évoquent la puissance de New York ou de Dubaï mais le quartier de Mâarif à l’ombre des Twin Towers conserve le charme ingénu et européen d’un roman d’Elena Ferrante.
Contrairement aux quartiers récents, il y a des trottoirs et tout ne se fait pas en voiture. Les rayons d’un blanc intense qui ne se voit que certains matins à Casablanca forment sur le sol des dessins solaires. Les portes en ferronnerie ancienne qui surmontent une volée de quatre à cinq marches sont closes et les loges des concierges ont déjà ouvert leurs volets en bois. Certains jettent de l’eau devant les portes pour rafraîchir le sol avant la longue journée brûlante qui s’annonce, et puis aussi pour faire propre et laver les perrons.
Comme à Naples ou à Alger, les femmes étendent du linge aux fenêtres tandis que les premières voitures s’élancent sur les boulevards. D’une chambre attenante à un appartement bourgeois, on entend une petite bonne qui s’affaire. Les enfants ne sont pas encore levés mais elle a déjà commencé son ménage. Elle nettoie les carreaux, ce qui lui permet de voir l’immeuble d’en face. L’une d’elle apostrophe l’autre.
Elles sont venues? demande en arabe une voix de matrone en étendant sur le fil les gandouras et les pantalons qui sèchent.
Quoi ? Répète ! Je ne t’entends pas.
Elles sont arrivées ? Elles sont venues ? Tu sais bien de quoi je parle. Tu étais inquiète hier.
Oui, oui c’est bon, lui répond l’autre: tout est en ordre, tout va bien. Cela fait un peu mal mais ce n’est rien de méchant et dans trois à quatre jours, ce sera passé. On trouve de tout au Maroc, et à toute heure, surtout dans les grandes villes, et il suffit de descendre chez l’épicier du coin pour avoir accès aux plus grandes marques de beauté et d’hygiène américaines qui se trouvent en bonne place sur l’étagère de bois rouge. Les prix en sont élevés si on achète un paquet entier mais chaque produit est vendu à toute heure et à l’unité, ce qui permet de ne jamais être pris au dépourvu.
Une journée tranquille commence. On relève ses cheveux et le bas de son legging chinois. Après le travail, on arrangera sa coiffure, on remettra la djellaba et le foulard pour sortir et on ira sûrement faire un tour sur la corniche pour se rafraîchir. Quelques stations de tramway jusqu’à Aïn Diab et ce seront enfin les grandes plages aux mille footballeurs, les beignets chauds que l’on vient de frire et l’air frais de l’Atlantique.
Mais en fait, ce ne sera pas comme cela, car elles ne sont pas venues justement. Pour la première fois de sa vie, elle a du retard, ce qu’on appelle un retard de règles mais sur lequel elle est incapable de mettre un nom. Les derniers jours tournent dans sa tête, de façon confuse: elle ne sait plus, elle ne se souvient plus de ce qui s’est passé, ni de qui elle a vu, mais elle sait que la situation est grave et qu’il faut agir vite.
Sur son portable, elle aimerait appeler sa mère qui habitait là-bas en pays berbère, à vingt-cinq kilomètres d’Amizmiz, là où on n’accède qu’à pied, là où l’été, le beurre était noir au fond des jarres et où les femmes accouchaient debout, tant elles en avaient l’habitude, pleines de leur extraordinaire vitalité et de leur fécondité porteuse de vaillants fils. Elles savaient qu’après l’accouchement, ce serait une fête magnifique, avec des plats d’accouchées qui réconfortent et que les mères et les tantes prépareraient durant des jours l’arrivée du nouveau-né. Les couscous seraient plus riches, le sfouf ou le sellou seraient pleins d’amandes et d’huile d’argan. A minima on ferait de la galette à l’anis, au fenouil et à l’huile d’olive. Parfois, si on était riche, on égorgeait une bête, mais elle n’appartenait pas à ces familles-là, ces familles qui avaient les moyens.
Elle ne peut plus en parler à ses deux frères: de toute façon, nés du premier mariage de son père, ils l’auraient tuée c’est sûr, ni à son père, il se tuerait lui-même pour éviter le déshonneur. Ses deux sœurs sont loin d’elle, l’une est à Tanger avec son mari et l’autre était restée près de sa mère, au village pour l’aider aux travaux des champs. Elle a miraculeusement survécu. Aucun d’entre eux n’aurait compris comment elle s’est mise dans cette situation. Ils n’avaient pas compris déjà quand elle avait choisi d’aller à la ville et de quitter le bled en autocar. Ils le lui avaient suffisamment dit, en berbère, sur tous les tons. De là à se comporter comme une moins que rien, comme une traînée, comme une fille des rues, comme une fille sans parents: ils ne l’auraient pas accepté. Une immense détresse s’empare soudain d’elle. Accrochée à sa fenêtre où celui qu’elle aime fait les carreaux, elle regarde le sol en bas, six étages au-dessous d’elle, et, dans cette lueur blanche du matin, ses petites mains de seize ans lâchent soudain la crémone.