Vous reprendrez bien un morceau de guerre ?

La Guerre et son cortège d’atrocités s’avancent avec fierté,

A nos portes désormais.

Elle s’auréole de toutes les légitimités possibles,

L’histoire, le droit, l’économie, la religion, les mathématiques

mais elle sera bien sûr la négation de cette histoire,

De ce droit, de cette économie, de ces mathématiques,

De ces religions , de ces sciences humaines,

Dont elle n’a que faire.

Elle commence par une agression.

Elle se poursuit par une exaction.

Et la seule chose que l’on pourra espérer est que

Les tribunaux jugeront les vaincus

Après la bataille

Laissant des charniers et des soldats morts,

Des civils morts,

Des diplomates morts,

Des humanitaires morts,

Des enfants, des femmes et des familles vaincues

Qui n’auront même plus la colère comme secours,

Qui n’auront que la pauvreté et la misère,

Le désespoir et les larmes.

Tout bouge autour de moi…et je n’en sais presque rien

Stille im Haus und Leere der Dächer

Elias Canetti, Die Stimmen von Marrakesch, Aufzeichnungen nach einer Reise.

Tout bouge autour de moi… et je n’en sais presque rien. La terre a tremblé à Haïti, la terre a tremblé au sud du Maroc, dans la région de Marrakech. Les gens ont crié, les gens ont couru. Ceux qui pouvaient sont sortis rapidement. Beaucoup n’ont plus voulu dormir chez eux pendant plusieurs jours. La place des Ferblantiers a été couverte du monde, de ces femmes qui refusaient de dormir dans les maisons meurtries de la Médina et du Mellah. Les plus aventureux ont suggéré de dormir sur les terrasses car, rien ne pouvait leur tomber dessus mais la plupart ont préféré sortir. Alors, en quelques heures, la place s’est couverte de matelas de fortune, d’oreillers, de couvertures légères formant une tableau de mille couleurs, bleu, rose, vert, jaune, au gré des fantaisies des djellabas des femmes. Au pied des Tombeaux saadiens, de ce témoignage de la Culture, il a fallu l’énergie de continuer à vivre malgré le séisme, les risques de répliques, les gravats à déblayer. Et les voix de Marrakech ont retenti à la tombée de la nuit. Il a fallu aider les aveugles à circuler dans ces ruelles abîmées. Il a fallu conduire les infirmes dans les hôpitaux. Il a fallu déployer une force dont on se croyait à peine capable. Il a fallu depuis le souk al Khamis, s’activer, ramasser à dos de petits ânes ou de charrettes à bras des mètres cubes de débris, de poutres et de morceaux de ciments cassés et les tirer sur des centaines de mètres jusqu’aux camions et aux routes. Alors, Marrakech a déployé son énergie extraordinaire, sa vitalité sans pareil. La ville berbère a fait face et on a ressenti cette énergie du monde, cette vitalité et cette solidarité dans l’adversité, ce que l’on nomme cadeau du ciel et qui est une forme de sainteté. Petit à petit, peu à peu, les gens regagneront leurs maisons. Malgré tout, la reconstruction sera longue.

Là où les femmes accouchent debout

Dans la ruelle du Mâarif, le soleil se lève. Les immeubles de six étages ne sont pas éloignés l’un de l’autre car la largeur intérieure de la rue n’excède pas cinq mètres. D’une architecture qui avait dû être splendide en son temps, ils sont un peu défraîchis car ils ont été construits il y a près d’un siècle, à l’époque du protectorat français mais font toujours belle impression.

Beaucoup de ceux qui en ont les moyens préfèrent désormais habiter les tours du Technoparc qui évoquent la puissance de New York ou de Dubaï mais le quartier de Mâarif à l’ombre des Twin Towers conserve le charme ingénu et européen d’un roman d’Elena Ferrante.


Contrairement aux quartiers récents, il y a des trottoirs et tout ne se fait pas en voiture. Les rayons d’un blanc intense qui ne se voit que certains matins à Casablanca forment sur le sol des dessins solaires. Les portes en ferronnerie ancienne qui surmontent une volée de quatre à cinq marches sont closes et les loges des concierges ont déjà ouvert leurs volets en bois. Certains jettent de l’eau devant les portes pour rafraîchir le sol avant la longue journée brûlante qui s’annonce, et puis aussi pour faire propre et laver les perrons.

Comme à Naples ou à Alger, les femmes étendent du linge aux fenêtres tandis que les premières voitures s’élancent sur les boulevards. D’une chambre attenante à un appartement bourgeois, on entend une petite bonne qui s’affaire. Les enfants ne sont pas encore levés mais elle a déjà commencé son ménage. Elle nettoie les carreaux, ce qui lui permet de voir l’immeuble d’en face. L’une d’elle apostrophe l’autre.

Elles sont venues? demande en arabe une voix de matrone en étendant sur le fil les gandouras et les pantalons qui sèchent.

Quoi ? Répète ! Je ne t’entends pas.

Elles sont arrivées ? Elles sont venues ? Tu sais bien de quoi je parle. Tu étais inquiète hier.

Oui, oui c’est bon, lui répond l’autre: tout est en ordre, tout va bien. Cela fait un peu mal mais ce n’est rien de méchant et dans trois à quatre jours, ce sera passé. On trouve de tout au Maroc, et à toute heure, surtout dans les grandes villes, et il suffit de descendre chez l’épicier du coin pour avoir accès aux plus grandes marques de beauté et d’hygiène américaines qui se trouvent en bonne place sur l’étagère de bois rouge. Les prix en sont élevés si on achète un paquet entier mais chaque produit est vendu à toute heure et à l’unité, ce qui permet de ne jamais être pris au dépourvu.


Une journée tranquille commence. On relève ses cheveux et le bas de son legging chinois. Après le travail, on arrangera sa coiffure, on remettra la djellaba et le foulard pour sortir et on ira sûrement faire un tour sur la corniche pour se rafraîchir. Quelques stations de tramway jusqu’à Aïn Diab et ce seront enfin les grandes plages aux mille footballeurs, les beignets chauds que l’on vient de frire et l’air frais de l’Atlantique.


Mais en fait, ce ne sera pas comme cela, car elles ne sont pas venues justement. Pour la première fois de sa vie, elle a du retard, ce qu’on appelle un retard de règles mais sur lequel elle est incapable de mettre un nom. Les derniers jours tournent dans sa tête, de façon confuse: elle ne sait plus, elle ne se souvient plus de ce qui s’est passé, ni de qui elle a vu, mais elle sait que la situation est grave et qu’il faut agir vite.


Sur son portable, elle aimerait appeler sa mère qui habitait là-bas en pays berbère, à vingt-cinq kilomètres d’Amizmiz, là où on n’accède qu’à pied, là où l’été, le beurre était noir au fond des jarres et où les femmes accouchaient debout, tant elles en avaient l’habitude, pleines de leur extraordinaire vitalité et de leur fécondité porteuse de vaillants fils. Elles savaient qu’après l’accouchement, ce serait une fête magnifique, avec des plats d’accouchées qui réconfortent et que les mères et les tantes prépareraient durant des jours l’arrivée du nouveau-né. Les couscous seraient plus riches, le sfouf ou le sellou seraient pleins d’amandes et d’huile d’argan. A minima on ferait de la galette à l’anis, au fenouil et à l’huile d’olive. Parfois, si on était riche, on égorgeait une bête, mais elle n’appartenait pas à ces familles-là, ces familles qui avaient les moyens.


Elle ne peut plus en parler à ses deux frères: de toute façon, nés du premier mariage de son père, ils l’auraient tuée c’est sûr, ni à son père, il se tuerait lui-même pour éviter le déshonneur. Ses deux sœurs sont loin d’elle, l’une est à Tanger avec son mari et l’autre était restée près de sa mère, au village pour l’aider aux travaux des champs. Elle a miraculeusement survécu. Aucun d’entre eux n’aurait compris comment elle s’est mise dans cette situation. Ils n’avaient pas compris déjà quand elle avait choisi d’aller à la ville et de quitter le bled en autocar. Ils le lui avaient suffisamment dit, en berbère, sur tous les tons. De là à se comporter comme une moins que rien, comme une traînée, comme une fille des rues, comme une fille sans parents: ils ne l’auraient pas accepté. Une immense détresse s’empare soudain d’elle. Accrochée à sa fenêtre où celui qu’elle aime fait les carreaux, elle regarde le sol en bas, six étages au-dessous d’elle, et, dans cette lueur blanche du matin, ses petites mains de seize ans lâchent soudain la crémone.

La disparition d’un monde est toujours un séisme

Comment écrire, comme Stéphane Zweig l’a raconté,  dans Le monde d’hier, mes souvenirs d’Européenne, mon sentiment de perte absolue, d’infinie finitude face à l’écroulement d’une des civilisations qui m’ont fabriquée ? Qu’a pensé Pline le Jeune lors de l’éruption du Vésuve ? Qui remplacera Marcel Proust cherchant à retrouver son temps irrémédiablement perdu, englouti au moins pour partie dans les abîmes de la folie humaine? Pourquoi n’ai-je pas, comme Dany Laferrière en 2010 à Haïti, subi le séisme sur place et pu le raconter jour après jour ?

Le séisme du pays berbère que nous avons vécu, assistants impuissants d’un ordre qui nous dépassait, assis au loin les bras croisés devant des images bouleversantes, nous laisse le sentiment non pas d’une tragédie humaine, encore qu’il s’agisse bien évidemment d’une tragédie humaine et sans doute la pire que l’on puisse imaginer pour un peuple d’hommes libres et magnifiquement croyants mais d’une tragédie de civilisation. Le temps, ce grand sculpteur, comme disait Yourcenar, a façonné Marrakech et le pays qui l’environne depuis des millénaires. Tout, dans ces montagnes du Haut Atlas, traduit cette histoire pluriséculaire: l’olivier et le palmier, le sens de l’honneur et de la parole donnée, la fierté et la foi jurée,  les constructions de terre et les valeurs démocratiques, les coutumes amazigh et l’hospitalité. Tout fait ressortir cette civilisation comme l’une des plus absolues qui nous soient encore permis de connaître, alors que d’autres ont déjà été englouties.

Mais cet été les températures ont été violentes: plus de cinquante degrés pendant plusieurs jours d’affilée annonçaient la catastrophe qui s’est produite. Les températures de la Méditerranée et de l’Atlantique étaient extrêmement élevées. Les températures de Marrakech ou d’Agadir avoisinant celles qui sont d’habitude celles de Riyad en Arabie, il fallait mentir pour que les gens acceptent de travailler. Tu as besoin d’aide ? Non, je me débrouillerai seule. Tu travailleras quand il fera moins chaud. Mais cette année, il n’a pas fait plus frais. Alors on n’a plus pu travailler et on est parti. Le mercure n’est pas redescendu, pas une goutte d’eau pour soulager la fin de journée et il fallait bien manger. Alors, on a accepté et on a menti: on a dit qu’il avait dû faire quarante-deux ou quarante-quatre degrés, certainement pas la température de cinquante degrés. Il y avait les enfants à élever. Personne ne pouvait imaginer ce qui allait suivre: la terre qui tremblerait dans le sommeil. Si le séisme avait eu lieu le jour, beaucoup auraient pu courir, sortir en vitesse, enfilant un pardessus ou une robe d’extérieur, emportant quelques affaires, mais le destin a voulu que ce fût de nuit, après des jours d’une chaleur jamais vue auparavant.

D’autres catastrophes naturelles ont déjà eu lieu et auront certainement  lieu bientôt, en Turquie, en Libye, en Californie, sur la Côte d’Azur: les zones sismiques ne manquent pas dans le monde. Et puis, le Roi est un roi bâtisseur et les Marocains sont un grand peuple: ils construiront vite ce qu’ils ont perdu mais avec le séisme du pays berbère et de la région de Marrakech, c’est un monde qui est parti. Ce monde, fait d’artisanat, de mille et une couleurs, de formes et de techniques millénaires avait été façonné par les siècles et légiféré par Hassan II, le grand législateur et le père du roi actuel, qui, pour s’émanciper de la production européenne, avait encouragé le développement des souks et de la vente directe des produits de l’artisanat marocain. Les maîtres artisans n’auront sans doute plus le temps de transmettre leurs savoirs aux plus jeunes qui seront nécessaires à la reconstruction du pays. Des maçonneries, des tunnels, des routes, des chantiers modernes vont remplacer les ponts de fortune, les ouvrages des dinandiers, des ferronniers, des plâtriers, des menuisiers et des verriers. Un autre monde verra le jour, dans lequel l’industrie prendra la place de l’art. On ne construira certainement plus avec de petits ânes qui tirent des roseaux destinés à fabriquer les plafonds traditionnels. Le temps, qui nécessairement va manquer, décidera du bâti. Il faudra aussi faire le deuil, comme on dit, pour que le temps panse les plaies béantes qui viennent de s’ouvrir et qui, je crois, ne se refermeront plus.

Frères humains qui après nous vivez…

Ecrit par Voltaire bouleversé par le surgissement de l’événement au Portugal, le poème sur le Désastre de Lisbonne, qui s’est produit en 1755, est certainement l’un des plus beaux textes des Lumières et de la Langue française, dont ces quelques vers nous rappellent le tragique:

« De vos frères mourants contemplant les naufrages,

Vous recherchez en paix les causes des orages :

Mais du sort ennemi quand vous sentez les coups,

Devenus plus humains, vous pleurez comme nous »

A chaque tremblement de terre, les questions se bousculent. Comme chaque fois, comme à Agadir en 1960, la catastrophe naturelle, interpelle les consciences. Où le tremblement de Terre a-t-il eu lieu ? A quelle heure? Combien de cadavres reste-t-il encore à découvrir? Pourra-t-on tous les ensevelir ou y aura-t-il des morts sans sepulcre? Pauvres responsables, pauvres sauveteurs, pauvres familles, tous confrontés à de telles morts d’hommes, de femmes et d’enfants ?

Aujourd’hui, le tremblement de terre qui a touché la Turquie menace de produire un nombre de morts sensiblement égal et peut-être supérieur à ce qui s’était produit au Portugal, à l’époque de Voltaire. Que nous dit-il de nous et de notre humanité? Que nous enjoint-il de faire? De quoi sommes-nous responsables?

Le monde est une bonne idée

Il s’en fallait de peu que nous ne  revinssions immédiatement. Nous avions pris goût à l’océan continuel, à la lumière parfois blanche, parfois bleue des grandes plages de l’Atlantique. 

Le sable de la baie de Casablanca, dans son immense clarté, s’éclaire en fin de journée d’éclairs bleutés et, jusqu’au soir, les joueurs de football s’entraînent ardemment dans les derniers reflets du jour marocain. La plage devient soudain un immense terrain de sport à ciel ouvert qui s’étend sur des kilomètres. Les ombres du ballon et celles des joueurs forment alors sur le sable un immense ballet stroboscopique.  Ils ne sont pas dix ni onze mais des dizaines voire des centaines venus de toute la ville disputer un match avant la tombée de la nuit. L’ombre des joueurs apparaît en contrebas des rochers puis disparaît sous la corniche. On voit  l’un d’eux réapparaître brusquement, la balle au pied, puis la relancer à son coéquipier. Dans le coucher de soleil, les ombres des sportifs grandissent puis rapetissent jusqu’à ce que, à la marée montante, ils soient  contraints de quitter la corniche et de rentrer casse-croûter sur la jetée de petits pains, de crêpes salées, de sandwichs, d’espèces de fricassées. D’autres prennent un dernier café à la table du restaurant qui se nomme “Aux crevettes”avant de reprendre la voiture ou une rame de tramway pour souper à la maison. 

En quittant la côte depuis Aïn Diab et en longeant les larges trottoirs des rues toutes blanches, nous avons laissé la grande mosquée qui surplombe la mer et la grande bibliothèque saoudienne de la rue du corail. Nous avons traversé de nombreux quartiers d’affaires en construction surplombés par d’immenses tours étincelantes, des parcs et des technoparcs aux enseignes lumineuses rutilantes. Nous avons aperçu des bâtiments publics, des centres de yoga, des enseignes pimpantes. Et soudain est apparu Oasis. Ce n’est ni une salle de concert, ni un établissement hôtelier, ni une curiosité du relief casablancais mais le nom d’un quartier, le quartier de la gare et des belles maisons patriciennes qui la bordent. Dans le quartier, sur les vastes trottoirs, les hommes et les femmes sont rares et les chats qui arpentent les trottoirs des rues désertes regardent voler tranquillement au vent, chaque printemps, les fleurs violacées des bougainvilliers des jolies villas.

« La Moskva n’a pas coulé ».

( À Edgar)

“Parfois, sur la rade de Brest, les jours de tempête, elle aperçoit au loin la Moskva. Il n’y a pas besoin d’un ouragan comme en 1987. Nul chêne arraché, ni volets qui claquent. Pas de morceaux d’ardoise qui volent arrachés des toîts. Un peu de crachin suffit. Et de la brume aussi. Il n’est même pas nécessaire d’avoir bu. Sur les quais et la corniche, les passants arpentent la ville. Et ils aperçoivent au loin un grand navire. C’est peut-être le Queen Mary, le Potemkine ou bien ce serait le France. Ce n’est pas facile de voir à cause de la brume sur les quais. Ce n’est pas le Concordia, c’est sûr. Il ne sert pas à la croisière.  Le Concordia lui a coulé,  abandonné par son capitaine Francesco Schettino. Mais ce n’est pas ce navire; c’est le navire d’une marine, d’une grande marine, le premier vaisseau de la première armée du monde ou bien de la deuxième maintenant, d’une grande armée en tout cas. C’est peut-être le navire amiral de l’armée d’Orient, c’est la Moskva, un grand navire de guerre. Elle a pourtant lu dans les journaux qu’elle a coulé et que la Moscovite conservait un morceau de la vraie croix, à l’intérieur. Mais sa fille lui a dit qu’elle avait vu l’équipage qui buvait une bière au port la veille et qui disait que la Moskva n’avait pas coulé.” 

Au delà du thème durassien de cette rumeur et de l’atmosphère bretonne digne du Chien jaune de Georges Simenon, on peut dire que ce texte est vraisemblablement écrit par un cerveau qui a une tournure complotiste puisque tous les journaux ont bien annoncé que la Moskva a coulé en avril 2022, touchée par deux tirs de l’armée ukrainienne. Il a été ajouté qu’un avion américain avait survolé la Mer noire quelques jours auparavant. Mais chacun sait que la guerre fait naître la propagande de guerre, et ce, de toute part, ce qui fait qu’on peut penser qu‘en guerre, il faut aussi gagner la guerre de l’information.

C’est l’existence de la propagande de guerre qui légitime la rumeur dans un esprit de tournure complotiste. La rumeur “la Moskva n’a pas coulé” n’est peut-être pas vraie mais elle est bien trouvée car elle relève de la foi. L’énoncé est vrai ou faux mais il est suffisamment simple pour relever de la foi. Pour quelqu’un qui y croit, la nouvelle transmise par ceux qui savent, par les journaux et les journalistes n’est pas crédible puisqu’elle va contre sa conviction. Elle ne peut pas être crue, mais elle est consolante. D’ailleurs, dans le Crabe aux pinces d’or, le capitaine Haddock, après avoir arpenté le désert de la soif, ne reconnaît-il pas lui-même que le Karaboudjan mouille au port, déguisé sous les traits du Djebel Amilah car son navire ne peut pas avoir coulé. S’il avait coulé, cela en serait fini de son statut de capitaine, et même de la Marine dans son ensemble.

Pour quelqu’un qui ne croit pas, il importe peu de savoir si la Moskva a coulé ou pas. Et puis, il y a ceux que cela n’intéresse pas , ceux qui pêchent depuis les berges et non sur des bateaux. La vraie croix n’est pour eux au mieux qu’un morceau de bois qui, s’il est authentique, date de deux mille ans, un bref laps de temps à l’échelle de l’histoire. Au pire, il s’agit d’un faux sans intérêt fabriqué de toutes pièces. Dans tous les cas, les journaux ont annoncé qu’elle avait coulé, un point c’est tout. Pas de rumeur, fin de l’histoire. Les journaux les informeront de la suite des événements.

Odessa, Odessa

Dans la ville d’Isaac Babel, il n’y a pas si longtemps, à une époque où on parlait toutes les langues du monde, on entendait parler le russe et parler l’ukrainien. On entendait aussi le ruthène, le yiddish et le turc. On était Russe. On était Ukrainien. Bientôt, il ne sera à Odessa que des hommes sans famille, des femmes sans mari et des enfants orphelins. Que de souffrances dans le destin des hommes, que d’exils à venir, que d’étrangers nés de la guerre. Partout, toujours, la guerre est mère de l’exil car le fougueux Hector finit trainé près des remparts de Troie. Il reste à la Grèce l’honneur d’accueillir Ulysse.

La plume et l’épée

Le maître s’est trompé: « La bêtise, c’est de conclure », a-t-il affirmé de façon péremptoire et définitive. Il a établi pour un siècle qu’il est inélégant, voire fâcheux de mettre un terme à une entreprise, notamment intellectuelle et littéraire. 

Or, à la fin du vingtième siècle, une célèbre collection de livres pour enfants éleva soudain le soupçon et affirma, dubitative: « Et si c’était par la fin que tout commençait… ». Alors, sautons le pas et suivons la maxime enfantine plutôt que l’ermite de Croisset.

Si c’était par la fin que tout commençait, 

On préférerait Constantinople à Yvetot,  

On délaisserait Rouen pour Gibraltar,

On connaîtrait mieux Abidjan que Paris.

 

Si c’était par la fin que tout commençait,

On aimerait les lettres plus que la politique

On laisserait la guerre pour ouvrir Canetti 

 

On lirait tous les livres du monde

Et parfois même, un blog ou deux.

On oublierait les gens sérieux,

On tiendrait à distance les ondes.

 

Si c’était par la fin que tout commençait,

On tournerait le dos à Hercule

On serrerait la main à Métis.

 

La maison blanche

Une ville en cinq lettres dont le début siffle et qui se termine par a peut être soit espagnole soit marocaine selon la capitale d’où on la regarde, car certaines villes ont un nom qui change d’un côté ou de l’autre de la frontière qui les borde. Il en est ainsi de Jérusalem qui n’a pas grand chose à voir avec Al Qods. Il en est de même de Constantine et de Philippeville ou d’Istanbul qui a pu, selon l’époque et au gré de ses maîtres successifs, être Constantinople ou Byzance. D’autres cités n’ont pas de nom ou un nom que l’on refuse, délibérément,  par conviction ou par habitude, de prononcer quelle qu’en soit la nécessité.

De ce point de vue, au Maroc, la ville-frontière de « Ceuta » n’existe pas . A Casablanca ou à Fès, prononcez le nom de cette cité du nord et vous n’aurez, en retour, qu’une mine surprise et dubitative. Sebta, blessure dans l’amour-propre national, est la seule connue. Malgré les milliers d’aller-retours quotidiens de vendeurs improvisés qui importent cocottes-minute, radio-réveils ou ventilateurs, la ville de Ceuta-Sebta n’existe pas vraiment. Des migrants attendent en groupe la possibilité de gagner l’Europe. Des touristes viennent refaire leur passeport. Mais, somme toute, la petite bourgade est endormie. Ses palmiers, ses statues d’Hercule et son front de mer appartiennent toujours au passé ou à l’avenir: la ville n’a pas de présent. La frontière matérielle est poreuse mais la frontière intellectuelle est étanche et ferme l’horizon.

Tout se passe comme si la gigantesque capitale économique du Maroc portait dans son nom la même ambiguïté que cette garnison d’opérette. Casablanca aussi tient son nom de l’Espagne. Le nom arabe Dar El Beida se distingue très nettement du nom espagnol. Dans l’usage courant, aucun des deux noms ne l’emporte sur l’autre. Un point est sûr cependant: le nom français « Maison blanche » ne désigne jamais la capitale marocaine. L’usage est, pour l’heure, consacré à une institution américaine. Il ne saurait y avoir deux maisons blanches.