On aurait pu nommer cette chronique la langue perdue ou la langue oubliée comme Elias Canetti a parlé de « langue sauvée »ou Marcel Proust de « temps retrouvé », car il en va de la langue arabe comme de la vie ou du temps.

Elle nous échappe quand on croit la tenir. Tour à tour, elle attire et rejette. Elle est la parole de Dieu la plus sacrée et la langue de la modernité la plus triviale. Elle admet en son sein les mots étrangers de la modernité. Au Maroc, télévision, internet ou hôpital se disent en français plus souvent qu’en arabe et l’algérien courant est familier aux oreilles d’un francophone. La question reste irrésolue et insoluble: de l’arabe dialectal syrien, du tunisien du Bardo, du Darija marocain, de l’égyptien cairote ou de tous ces différents fils de la langue coranique, lequel est le plus proche de l’arabe classique ? La proximité géographique avec l’Arabie constitue-t-elle le critère déterminant de la pureté de la langue ?

Alors, piètre singe de la parole d’Allah, le linguiste peut bien établir des parentés fictives entre l’arabe dialectal algérien et celui des Palestiniens ou inventer une langue imaginaire faite de toutes les langues arabes rencontrées au gré des voyages.

Or le rapport à la langue relève de la familiarité et il est à la famille une science qui échappe au scientifique. Détentrice d’un pot commun et d’un dictionnaire qui lui est propre, chaque famille parle son arabe, comme chacune d’elle fait sa cuisine. A l’exception des textes sacrés, la langue de la maison est moins aigre que celle de l’extérieur. On accuse alors le professeur d’arabe d’être bien plus médiocre ou illettré que celui d’espagnol ou d’anglais, de n’avoir que peu étudié, d’être un savetier libyen ou un cordonnier égyptien,  et de ne donner en aucun cas accès à la beauté de la parole divine.

L’écriture en elle-même éveille le désir. Loin des écritures romanisées du turc ou de l’indonésien, l’arabe, comme le chinois, s’écrit moins qu’il n’est calligraphié. La beauté de la langue est totale et ne peut se voir qu’en images.

Alors, reste à utiliser cette langue courante et maternelle, cette langue inventée et imaginaire, comme un code secret. On parle arabe avec ceux qui comprennent en étant bien sûr que personne ne comprend.  On détaille en arabe la qualité d’un tissu dans un magasin parisien ou les volumes d’une dame qui cache un tableau dans un musée londonien, quand bien même la vendeuse ou l’esthète parlent elles aussi arabe. Mais, toujours, la langue arabe est ce secret largement connu et à garder jalousement, qui est aussi encombrant que la petite monnaie et plus précieux qu’un trésor .